mercredi 2 décembre 2015

L'art de la guerre imbécile

Bush ne pouvant s'attaquer de front aux Ibn Saoud (trop d’intérêts les lient à cette tribu) pourtant bien impliqués dans les attentats du 11 septembre, a cru malin de déstabiliser tout le Moyen Orient sous prétexte d'y instaurer la "démocratie", en commençant par l'Irak; dans l'espoir qu'elle contaminera toute la région et mettra fin à la dynastie des Ibn Saoud. Ce qu'Obama à l'époque appelait " la guerre imbécile".
Mais que fait-il de mieux ? Sinon s'enfoncer dans une guerre encore plus imbécile en associant les Ibn Saoud à une guerre contre Daesh, produit saoudien tout comme l'était al Qaïda ??
A moins que tout cela ne soit une tragique comédie, qui cache des stratégies machiavéliques pour tout le Moyen Orient; dont l'administration américaine persiste à vouloir en redessiner les frontières, tracées par les empires coloniaux français et anglais, en s'appuyant sur son plus fidèle allié dans la région les Ibn Saoud, profitant à la fois de leur or noir mais aussi de leur wahhabisme, arme de destruction des sociétés musulmanes !
R.B

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Revendiquées par l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), les tueries du 13 novembre dernier à Paris ont entraîné l’intensification de l’engagement occidental au Proche-Orient. Cette région du monde paraît ainsi condamnée aux interventions armées. Pourtant, si la destruction militaire de l’OEI en Syrie et en Irak constitue un objectif sur lequel semblent s’accorder des dizaines de pays étrangers, des Etats-Unis à la Russie, de l’Iran à la Turquie, tout le reste les sépare…
«Je ne suis pas contre toutes les guerres. Ce à quoi je m’oppose, c’est à une guerre imbécile, une guerre irréfléchie, une guerre fondée non pas sur la raison mais sur la colère. » Ainsi parlait, le 2 octobre 2002, un élu de l’Illinois nommé Barack Obama. La « colère » consécutive aux attentats du 11 septembre 2001 n’était pas retombée aux Etats-Unis, et le président George W. Bush avait choisi de la rediriger non pas vers l’Arabie saoudite, d’où provenaient la plupart des membres des commandos d’Al-Qaida, mais vers l’Irak, qu’il attaquerait six mois plus tard. Les médias voulaient la guerre ; la plupart des sénateurs démocrates, dont Mme Hillary Clinton, s’y rallièrent. Et l’invasion de l’Irak créa le chaos qui servirait d’incubateur à l’Organisation de l’Etat islamique (OEI).
Les tueries du 13 novembre à Paris sont en passe de favoriser les deux principaux objectifs de cette organisation. Le premier est la création d’une coalition d’« apostats », d’« infidèles », de « renégats chiites » qui viendra la combattre, en Irak et en Syrie pour commencer, en Libye ensuite. Son second projet est d’inciter la majorité des Occidentaux à croire que leurs compatriotes musulmans pourraient constituer une « cinquième colonne » tapie dans l’ombre, un « ennemi intérieur » au service des tueurs.
La guerre et la peur : même un objectif apocalyptique de ce type comporte une part de rationalité. Les djihadistes ont calculé que les « croisés » et les « idolâtres » pouvaient bien bombarder (« frapper ») des villes syriennes, quadriller des provinces irakiennes, mais qu’ils ne parviendraient jamais à occuper durablement une terre arabe. L’OEI escompte par ailleurs que ses attentats européens attiseront la méfiance envers les musulmans d’Occident et généraliseront les mesures policières à leur encontre. Ce qui décuplera leur ressentiment au point de pousser quelques-uns d’entre eux à rejoindre les rangs du califat. Extrêmement minoritaires, assurément, mais les janissaires du djihadisme salafiste n’ont pas pour objectif de gagner des élections. A vrai dire, si un parti antimusulman les remporte, la réalisation de leur projet avancera d’autant plus vite.
« La France est en guerre », a annoncé d’emblée le président François Hollande aux parlementaires réunis en Congrès le 16 novembre. L’Elysée cherche depuis longtemps à s’engager sur le front syrien et s’acharne à y impliquer davantage les Etats-Unis. Mais l’une des bizarreries de cette affaire tient au fait que M. Hollande veut livrer aujourd’hui la guerre à l’OEI en Syrie alors qu’il y a deux ans, en proie au même entêtement guerrier, il s’employait à convaincre Washington de « punir » le régime de M. Bachar Al-Assad.
M. Obama s’opposera-t-il très longtemps à la « guerre imbécile » que réclame l’Elysée ? La pression qu’il subit est d’autant plus forte que l’OEI poursuit le même dessein que Paris… Comme l’expliquait le chercheur Pierre-Jean Luizard il y a quelques mois, tout s’est passé dans une première étape« comme si l’Etat islamique avait consciencieusement listé tout ce qui peut révulser les opinions publiques occidentales : atteintes aux droits des minorités, aux droits des femmes, avec notamment le mariage forcé, exécutions d’homosexuels, rétablissement de l’esclavage, sans parler des scènes de décapitation et d’exécution de masse (1) ».
Lorsque l’exhibition de ce catalogue macabre n’a plus suffi, ou plus tout à fait, l’OEI a décidé d’égorger un otage américain, en veillant à diffuser les images de la scène ; puis elle a organisé plusieurs fusillades meurtrières à Paris. La riposte des « croisés » ne pouvait plus tarder.
De fait, un chef d’Etat est presque contraint de réagir à des actions spectaculaires de ce genre. La pression politique l’invite à annoncer aussitôt quelque chose, y compris parfois n’importe quoi. Ordonner la destruction d’un hangar, d’un dépôt de munitions, le bombardement d’une ville. Afficher sa détermination. Promettre de nouvelles lois encore plus sévères, fustiger les « munichois ». Entrelarder ses phrases de termes martiaux, parler de « sang », et assurer qu’on sera « impitoyable ». Récolter des ovations debout, puis dix points dans les sondages. Au final, tout cela se révèle souvent déraisonnable, « imbécile » ; mais seulement quelques mois plus tard. Et ce piège de la surenchère semble de plus en plus irrésistible, en particulier en régime d’information continue, haletante, frénétique, quand aucun acte, aucune déclaration ne doit demeurer sans réplique immédiate.
En 1991, au moment de la guerre du Golfe, les faucons américains reprochèrent au président George H. Bush de ne pas avoir ordonné aux troupes qui venaient de libérer le Koweït de poursuivre jusqu’à Bagdad. Quatre ans plus tard, le chef d’état-major américain de l’époque, le général Colin Powell, justifia leur retenue, toute relative : « Au plan géopolitique, la coalition, en particulier les Etats arabes, ne voulait pas que l’Irak soit envahi et démembré. (…) Un Irak fragmenté en entités politiques sunnites, chiites et kurdes n’aurait pas contribué à la stabilité que nous recherchions au Proche-Orient. Le seul moyen d’éviter une telle issue aurait été la conquête et l’occupation par les Etats-Unis d’un pays de 20 millions d’habitants. (…) Au demeurant, il aurait été naïf d’espérer que, si Saddam était tombé, un Thomas Jefferson irakien l’eût remplacé. Nous aurions vraisemblablement hérité d’un Saddam avec un autre nom (2). » En 2003, on le sait, M. George W. Bush « acheva le travail » militaire de son père. Les néoconservateurs saluèrent alors un nouveau Churchill, la démocratie, le courage. Et le général Powell oublia sans doute de se relire, puisqu’il vit toutes ses craintes réalisées par un président qu’il servait cette fois comme secrétaire d’Etat…
On a souvent reproché à M. George W. Bush son simplisme enfantin et criminel, sa « guerre à la terreur ». Il paraît avoir trouvé des héritiers à Paris. « Revenons à des choses simples, vient ainsi d’expliquer M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec son ton de maître d’école spécialisé dans l’instruction des enfants en bas âge que nous sommes. Daech, ce sont des monstres, mais ils sont 30 000. Si l’ensemble des pays du monde n’est pas capable d’éradiquer 30 000 personnes qui sont des monstres, alors à ce moment-là c’est à ne plus rien comprendre (3). » Essayons donc de le lui expliquer.
En recourant d’abord à la métaphore des poissons dans l’eau : les « 30 000 monstres » disposent de nombreux appuis dans les zones sunnites d’Irak et de Syrie ; les armées qu’ils affrontent y sont en effet souvent perçues comme les instruments de dictatures chiites, responsables de nombreux massacres elles aussi. C’est pour cette raison que l’OEI s’est emparée de plusieurs villes, parfois sans combattre, lorsque les soldats qui les défendaient abandonnèrent leurs uniformes et leurs armes avant de détaler. Les Etats-Unis ont cherché à financer la formation et l’équipement de plus de 4 000 combattants syriens « modérés » ; or, d’après les Américains eux-mêmes, seuls « quatre ou cinq » seraient opérationnels. Coût unitaire : plusieurs millions de dollars… A Mossoul, 30 000 soldats irakiens ont été défaits par 1 000 combattants de l’OEI, qui se sont emparés de plus de 2 000 véhicules blindés et des centaines de millions de dollars qui les attendaient dans les coffres des banques. A Ramadi, les jihadistes ont également défait des forces irakiennes vingt-cinq fois plus nombreuses. Les soldats syriens sont épuisés par quatre années de guerre. Et les Kurdes, souvent victorieux contre l’OEI, n’ont pas vocation à mourir pour des territoires qu’ils ne revendiquent pas. « En réalité, observe Luizard, l’Etat islamique n’est fort que de la faiblesse de ses adversaires et il prospère sur les ruines d’institutions en cours d’effondrement (4). »
Même situation en Libye. Sous le coup d’une émotion légitime, et sous l’égide d’un tandem de choc composé de M. Nicolas Sarkozy et de Bernard-Henri Lévy, la France a puissamment œuvré à la chute de Mouammar Kadhafi. Elle imaginait que, là aussi, il suffirait de laisser lyncher un dictateur pour que son trépas enfante une démocratie libérale à l’occidentale. Résultat : l’Etat est en morceaux et l’OEI contrôle plusieurs villes du pays, d’où elle organise des attentats contre la Tunisie voisine. Au point que le ministre français de la défense admet aujourd’hui : « La Libye me préoccupe beaucoup. Daech s’y est installé en profitant des affrontements internes entre Libyens. » Toutefois, calcule-t-il, « si on réunit les forces de Tobrouk et de Tripoli, Daech n’existe plus » (5)… Le problème était pourtant déjà résolu il y a trois ans, quand Bernard-Henri Lévy expliquait : « La Libye, contrairement à ce qu’annonçaient les Cassandres, n’a pas éclaté en trois entités confédérées. (…) La loi des tribus n’a pas prévalu sur le sentiment d’unité nationale. (…) Pour l’heure, le fait est là : la Libye, comparée à la Tunisie et l’Egypte, fait figure de printemps réussi — et ceux qui l’ont aidée peuvent être fiers de ce qu’ils ont fait (6). » Une fierté tout à fait légitime : en dehors de Bernard Guetta, qui relaie chaque matin sur France Inter le point de vue du Quai d’Orsay (7), nul n’affabule avec autant d’aisance que lui.
Dorénavant, le président français appelle de ses vœux « une grande et unique coalition » contre l’OEI. Elle inclurait nécessairement le président syrien. Or celui-ci répond déjà :« Vous ne pourrez pas combattre Daech en restant alliés au Qatar et à l’Arabie saoudite qui arment les terroristes (8). » De son côté, le président russe juge que la Turquie, autre membre présumé de l’alliance antidjihadiste, a donné un « coup de poignard dans le dos » à son pays en abattant, le 24 novembre, un de ses avions militaires. En somme, sitôt la guerre remportée par la coalition hétéroclite que Paris cherche à bricoler, la question du « jour d’après » se poserait dans des conditions encore plus périlleuses qu’en Afghanistan, en Irak et en Libye. Mais, aux Etats-Unis, les néoconservateurs ont déjà oublié (comme l’Elysée ?) tous ces échecs. Au point de réclamer l’envoi dans les zones occupées par l’OEI de 50 000 soldats américains (9). Et puis sans doute davantage.
Dans la dernière livraison de la revue Foreign Affairs, deux universitaires spécialistes du Proche-Orient, Steven Simon et Jonathan Stevenson, dressent l’inventaire des conditions qui rendraient durable un succès militaire occidental sur le terrain contrôlé en ce moment par l’OEI : appui de l’opinion publique américaine, envoi d’un nombre important de spécialistes de la reconstruction, connaissance des sociétés locales, présence sur les terrains irakien et syrien de clients ou d’alliés. Puis ils concluent : « Si tout cela semble familier, c’est qu’il s’agit précisément de la liste des choses que Washington a été incapable de réaliser lors de ses deux dernières interventions d’envergure au Moyen-Orient : l’invasion de l’Irak en 2003 et la campagne aérienne contre la Libye en 2011. Pour le dire simplement, les Etats-Unis perdraient vraisemblablement une autre guerre au Moyen-Orient pour les mêmes raisons que lors des deux précédentes (10). »
Déjà lourdement engagée en Afrique, la France n’a pas vocation à gagner cette « guerre »-là. Le fait que l’OEI souhaite l’attirer dans un tel piège n’oblige pas M. Hollande à s’y précipiter et à y entraîner une coalition de pays souvent beaucoup plus circonspects. Le terrorisme tue des civils ; la guerre aussi. L’intensification des bombardements occidentaux en Irak et en Syrie, qui crée autant de combattants jihadistes qu’elle en détruit, ne rétablira ni l’intégrité de ces Etats ni la légitimité de leurs gouvernements aux yeux de leurs populations. Une solution durable dépendra des peuples de la région, d’un accord politique, pas des anciennes puissances coloniales, ni des Etats-Unis, que disqualifient à la fois leur soutien aux pires politiques israéliennes et le bilan effroyable de leur aventurisme militaire — effroyable y compris de leur propre point de vue : en envahissant l’Irak en 2003, après avoir soutenu pendant huit ans Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran (plus d’un million de morts), ils ont transformé ce pays en allié de Téhéran… Enfin, des Etats vendant des armes aux pétrodictatures du Golfe qui ont propagé le salafisme jihadiste (lire Genèse du jihadisme) ne sont qualifiés ni pour parler de paix, ni pour enseigner aux Arabes les vertus de la démocratie pluraliste.
« Quand ils opèrent dans des Etats stables, avec des régimes stables et sans le soutien matériel d’une partie de la population, observait l’historien Eric Hobsbawm en 2007, les groupuscules terroristes représentent un problème de police et non un problème militaire. (…) Il est compréhensible que de tels mouvements suscitent une grande nervosité dans la population, surtout dans les grandes villes occidentales, surtout quand le gouvernement et les médias s’unissent pour créer un climat de peur (11). »
Ce climat anxiogène et la dénonciation répétée de l’« angélisme » permettent de couvrir la voix de ceux qui, sans contester l’impératif absolu de protection des populations, refusent l’empilement sans fin de dispositifs répressifs inutiles et dangereux pour les libertés publiques (lire l’article de Patrick Baudoin page 16). Des mesures aux relents xénophobes, comme la possibilité de déchoir de leur nationalité certains binationaux, viennent de s’y ajouter, conformément à la demande du Front national. Et non seulement l’état d’urgence a été voté par la quasi-unanimité des parlementaires apeurés, mais le premier ministre leur a demandé de ne pas déférer au Conseil constitutionnel les mesures juridiquement bancales qu’il leur soumettait.
En 2002, M. Obama s’adressait en ces termes à celui auquel il allait succéder : « Vous voulez vous battre, président Bush ? Battons-nous pour que les marchands d’armes dans notre propre pays cessent d’alimenter les innombrables guerres qui font rage dans le monde. Battons-nous pour que nos soi-disant alliés au Moyen-Orient cessent d’opprimer leur peuple, et de réprimer l’opposition, et de tolérer la corruption et l’inégalité, au point que leurs jeunes grandissent sans éducation, sans perspectives d’avenir, sans espoir, devenant des recrues faciles pour les cellules terroristes. » M. Obama n’a pas suivi les conseils qu’il donnait. Les autres chefs d’Etat non plus. C’est dommage. Les attentats de l’OEI et la désastreuse politique étrangère de la France débouchent à présent sur une nouvelle « guerre ». Uniquement militaire, et donc perdue d’avance.

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