vendredi 7 novembre 2014

L'islamisme est la maladie de l'islam, mais les germes sont dans le texte

Il y a jihad et jihad : celui des islamistes est tourné vers les populations musulmanes qu'ils veulent islamiser (entendez les wahhabiser) de force !
R.B
Abdelwahab Meddeb en 2011.
En septembre 2006, Libération l'avait interviewé, après les propos du pape Benoît XVI, qui avait cité un texte médiéval établissant un lien entre l’islam et la violence. 
Abdelwahab Meddeb se dit prêt à jouer le rôle d’un Voltaire arabe. Né en 1946 à Tunis, il enseigne la littérature comparée à l’université Paris-X-Nanterre. Ecrivain et poète, il revisite inlassablement l’islam, ressuscite la richesse de ses premiers débats et met ses dogmes à l’épreuve pour mieux combattre le simplisme de ses trop nombreux séides. Contre-Prêches, son dernier ouvrage (Le Seuil) inspiré de ses chroniques dominicales sur Radio Tanger Medi 1, voyage à travers un Orient compliqué et son double, l’Occident, se veut une réponse à tous les fanatismes.
Avez-vous été surpris par l'ampleur de la protestation suscitée par les propos du pape sur islam et violence ?
Abdelwahab Meddeb : Oui et non. Non, je ne comprends pas pourquoi ils ont suscité une telle réaction et, en même temps, on a l'impression que l'on est désormais face à un schème dramaturgique bien établi qui correspond parfaitement à ce que recherchent les médias, avec du spectaculaire et de l'histoire dans le spectaculaire. Ce qui s'est passé dans ce cas précis est très grave. On est en face d'un discours académique plutôt fondé sur le raisonnement qui participe, certes, d'une apologétique où l'on dit que le christianisme est meilleur que l'islam. C'est une adresse aux chrétiens, notamment sur le problème du retrait de Dieu dans un monde de raison. Dans ce texte, le pape avance aussi l'idée que le Dieu des musulmans et des chrétiens est le même, même si l'approche que l'on a de ce Dieu n'est pas la même. Ce qui concerne l'islam était simplement introductif pour montrer que le Dieu chrétien et le christianisme n'ont aucun lien avec la violence, à la différence de l'islam. C'est au Moyen Age, peu avant les croisades, que se forgea en Occident cette représentation de la religion d'un Prophète guerrier. Signe de l'imposture dans une vision chrétienne qui oubliait d'ailleurs la tradition de violence dans la Bible, même si celle-ci vient plus des rois que des prophètes.
Dans ce texte, n'y a-t-il pas une identification entre l'Europe et le catholicisme ?
Abdelwahab Meddeb : Il y a en lui l'idée que le christianisme, et le Dieu chrétien, est grec, et donc que ce n'est pas un hasard si le christianisme a crû en Occident et en Europe. D'où sa crainte d'une déshellinisation avec l'ouverture du christianisme à d'autres cultures, africaines, latino-américaines ou océaniennes. Le pape laisse la porte ouverte tout en recommandant que cette adaptation n'occulte pas le lien avec l'hellénisme et l'Europe. Le même pape, quand il n'était que cardinal, s'était déclaré contre l'entrée de la Turquie en Europe, pour préserver les fondements judéo-chrétiens et helléniques de sa culture. Je pense, en revanche, que Bagdad et Cordoue ont participé tout autant que Jérusalem, Rome et Athènes, à la formation de l'Europe. Ce lien de l'islam avec l'hellénisme connaît son point de synthèse dans le personnage le plus connu en Occident, le philosophe arabe du XIIe siècle, Averroès. Face à l'exclusivisme judéo-chrétien, il y a une sorte d'islamo-judéo-christianisme et il ne faut pas oublier que les références en dernière instance de l'Europe sont les principes des Lumières avec le dépassement sinon la pulvérisation de la référence religieuse.
Mais le choix par le pape d'une citation d'un empereur byzantin et homme d'épée n'est-il pas paradoxal pour illustrer cette question du rapport entre la foi et la violence ?
Abdelwahab Meddeb : Le message évangélique a constitué véritablement une rupture par rapport aux écritures antérieures en privilégiant l'amour sur la loi. L'aspect persuasif l'emporte sur l'aspect coercitif. C'était une révolution. Les musulmans actuels correspondent à la parabole biblique et coranique de ceux qui ont des yeux et qui ne voient pas, de ceux qui ont des oreilles et n'entendent pas et il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. L'un des pays musulmans censé être le défenseur de l'islam de la manière la plus forte, l'Arabie Saoudite, a sur son drapeau la profession de foi islamique, avec des lettres tellement allongées qu'elles deviennent des lances agressives, et en dessous le glaive. Pour construire un monde en commun dans le respect de la diversité, il faut un dialogue, qui ne doit pas être de complaisance. La question de la violence de l'islam est une vraie question.
La violence dans l'islam est-elle une réalité ?
Abdelwahab Meddeb : Les musulmans doivent admettre que c'est un fait, dans le texte comme dans l'histoire telle qu'ils la représentent eux-mêmes, en un mode qui appartient plus à l'hagiographie qu'à la chronique. Nous avons à faire à un Prophète qui a été violent, qui a tué et qui a appelé à tuer. La guerre avec les Mecquois fut une guerre de conversion. Il y a eu aussi la guerre avec les juifs et le massacre des juifs à Médine, décidé par le Prophète. Il y avait un jeu d'alliances, une opération politique qui se continue par le militaire.
Que dit précisément le Coran ?
Abdelwahab Meddeb : Il est ambivalent. Il y a le verset 256 de la deuxième sourate qui dit «point de contrainte en religion». Mais aussi les versets 5 et surtout 29 de la sourate 9, «le verset de l'épée», où il est commandé de combattre tous ceux qui ne croient pas à «la religion vraie». L'impératif qâtilû, que l'on traduit par «combattez», utilise une forme verbale dont la racine qatala veut dire «tuer». Le verset 5 est explicitement contre les païens et les idolâtres, aménageant, en revanche, une reconnaissance aux scripturaires, aux gens de l'écriture. Le verset 29, lui, englobe dans ce combat les scripturaires désignant nommément les juifs et les chrétiens. C'est le verset fétiche de ceux qui ont établi la théorie de la guerre contre les judéo-croisés. L'islamisme est, certes, la maladie de l'islam, mais les germes sont dans le texte lui-même.
D'où des interprétations opposées ?
Abdelwahab Meddeb : L'interprétation traditionnelle reconnaît cette contradiction et n'a jamais dit que «le verset de l'épée» abolit «le verset de la tolérance», comme le font les intégristes aujourd'hui. Pour eux, «le verset de l'épée» annule plus de 100 versets de toute autre teneur, appelant par exemple à discuter de «la meilleure manière», c'est-à-dire argument contre argument et dans le respect de l'autre avec ceux avec qui on n'est pas d'accord. Il est dit aussi dans un verset (XVI, 125) très aimé par les libéraux de l'islam : en dernière instance, vous ne savez pas où est la religion vraie. Dieu seul le sait. Mais les intégristes balayent les versets de ce type. La théorie de l'abrogeant et de l'abrogé dans l'islam est très complexe. Eux optent pour l'idée la plus simple : le principe chronologique. Le verset mecquois sur la tolérance émane d'un Prophète de pure spiritualité, qui n'est pas encore dans l'exercice du pouvoir politico-militaire. Il est donc abrogé par celui qui vient après, fait à Médine. Mais le raisonnement peut être renversé comme pour le fameux théologien, Mohammed Mahmoud Taha, le Soudanais. Il dit : l'éternel du Coran, c'est ce qui nous vient de La Mecque, parce qu'il est pur de toute contingence politique. En outre, la guerre sainte avait une codification extrêmement précise qui n'a rien à voir avec la manière avec laquelle le jihad est invoqué aujourd'hui. Il est question du respect profond des vieillards, des enfants, des femmes, de ne jamais, dans l'attaque contre des ennemis chrétiens, toucher à des moines qui sont des gens de paix. Il y a même un rapport écologique, un appel à faire attention aux arbres, aux récoltes.
Qu'est-ce qui a changé ensuite ?
Abdelwahab Meddeb : A partir du XIXe siècle, on a essayé d'aborder l'islam dans une visée de modernisation. Au Caire, l'Egyptien Mohammed Abdou estimait que le temps de la référence au jihad était révolu, bien que les pays musulmans étaient déjà colonisés ou en voie de colonisation. Il aurait pu évoquer le jihad comme défense comme beaucoup le font aujourd'hui, par exemple à propos des Palestiniens, pour les distinguer des gens d'Al-Qaeda. Mohammed Abdou partait d'un point de vue assez simple, formulé de façon très minoritaire par certains penseurs cairotes dès le XVIIIe siècle : chaque fois que, dans la question de la loi, la raison prime sur la tradition, il faut suivre la raison. C'est pour rompre avec l'esprit de Mohammed Abdou que dans l'atmosphère des années 20, Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, a remis en avant le jihad comme arme de combat contre ce qu'on pourrait appeler la déculturation des sociétés islamiques par l'occidentalisation. Avec Sayed Qotb, qui est le grand théoricien arabe de l'intégrisme militant actif et violent, le jihad devient l'instrument de la réislamisation puisque les sociétés musulmanes sont considérées elles-mêmes comme des sociétés devenues impies.
La critique dans l'islam n'est-elle pas bloquée par le fait que le Coran est un texte immuable ?
Abdelwahab Meddeb : Dans la doctrine maximaliste, le Coran, c'est la parole même de Dieu dans sa lettre. Ce qui est pure folie. Là aussi, c'est un immense débat qui a eu lieu pendant les quatre premiers siècles de l'islam pour décider si c'est un Coran créé ou incréé. Opter de nouveau pour la thèse du Coran créé appartient au combat démocratique. Ces débats ont été, depuis, occultés et il faut les ressortir. C'est ce qu'essayent de faire un peu mes chroniques, sortir les saillies qui ont pu être pensées dans la tradition islamique.
Un Coran créé, c'est un Coran forcément traduit en langage humain, donc imparfait ?
Abdelwahab Meddeb : C'est une interprétation. Il est dit dans le Coran, dans un verset célèbre (verset XIV, 39) : ce que vous avez entre les mains n'est pas le livre mais seulement une copie, parce que la mère du livre, c'est-à-dire l'archétype,­ là encore le Coran se fait platonicien, reste dans les cieux. Certes, on ne doute pas qu'il s'agisse d'une parole révélée, mais elle est interprétée dans un langage humain. Même les plus littéralistes étaient très nuancés : le passage par l'art du calligraphe, le passage par l'encre, par le papier, obligent nécessairement de tenir compte de la médiation humaine. Trop de musulmans aujourd'hui figent tout. En poussant jusqu'à l'absurde, il vaudrait mieux ne pas connaître l'arabe pour croire dans ce Coran parole de Dieu. Mais, en terme mythique, cette idée que le Coran serait la parole même de Dieu est très belle. Un peintre de Herat au XIVe siècle montre le Prophète recevant pour la première fois l'Ange qui lui dit : «Lis au nom de Dieu.» «Je ne sais pas lire», répond-il. Ce peintre montre la fondation coranique dans une scène iconographiquement très proche de l'Annonciation. La réception du Verbe par Marie engendrera le corps et la réception du Verbe par Mohammed engendrera le Livre. D'une certaine manière, le Livre est donc une forme d'incarnation. Mais les musulmans actuels n'admettent pas cette image.
Pour eux, c'est l'Ange qui donne le Livre ?
Abdelwahab Meddeb : Oui. Il est donné et appartient à l'incréé. Il a été toujours là dans sa lettre et en toute éternité. Je voulais que cette miniature fût l'illustration de la couverture des Contre-Prêches. Elle figure seulement dans le rabat, parce que la bibliothèque de l'université d'Edimbourg a refusé de donner les droits pour la couverture, craignant de susciter l'ire de certains musulmans. Je trouve insensé que des Européens dans une institution européenne censurent dans le sens de l'obscurantisme islamique.
Il est de plus en plus risqué de parler de l'islam ?
Abdelwahab Meddeb : Moins que jamais il faut se taire. Il faut contrer ces gens-là de toutes nos forces. A mes yeux, l'islamisme est un fascisme. Certes, Bush a, lui aussi, utilisé ce terme, mais cela ne veut pas dire qu'il est faux. L'Europe peut, enfin, en tant qu'acteur historique, être en cohérence avec les principes qu'elle a créés.
Vous vous définissez comme un Voltaire et vous rappelez volontiers que Zadig veut dire le véridique, en arabe.
Abdelwahab Meddeb : Absolument. Le premier calife s'appelle d'ailleurs Abou Bakr Zadig (je reprends à dessein la transcription voltairienne). Il y a vingt ans, jamais je n'aurais imaginé que le monde vivrait une telle régression.
Vous prenez même dans Contre-Prêches la défense de sa pièce, le Fanatisme ou Mahomet le Prophète, qui est pourtant très violent.
Abdelwahab Meddeb : Ma chance est de m'inscrire dans une généalogie à la fois arabe, islamique, maghrébine, tunisienne, européenne, française. Je pense que nous vivons à une époque où nous n'avons pas le droit de dire que nous ne sommes pas au courant. Voltaire a, dans l'une de ses lettres, une remarque fabuleuse : «Nous parlons de l'islam mais ça reste entre nous.» A l'époque comme aujourd'hui, parler de l'islam est aussi un détour pour parler de nous-mêmes. C'est exactement l'enjeu de la pièce de Voltaire qui évoque en fait Ravaillac, l'assassin d'Henri IV, personnage fourvoyé par le message fanatique. Nous pouvons mener une étude apaisée de ce que c'est que ce Mahomet de Voltaire au lieu d'essayer de l'interdire, comme l'avaient fait les frères Ramadan, à partir de Genève. Ce Mahomet de fiction ne correspond pas au personnage historique. Et je crois que Voltaire le savait. La vocation première de cette pièce est la dénonciation du fanatisme quel qu'il soit. Il y a ce vers : «Le glaive et l'Alcoran dans mes sanglantes mains imposeraient silence au reste des humains.» C'est le programme de l'intégrisme «ben-ladenien».

Propos receuillis par BOLTANSKI Christophe et SEMO Marc

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