lundi 3 mars 2014

Vers une guerre de religion au sein du mouvement islamiste Ennahdha

En acceptant de céder les commandes du pays à une équipe de technocrates, dirigée par Mehdi Jomaâ, le leader islamiste du mouvement Ennahdha, Rachid Ghannouchi, montre bien là son habileté tactique.
En se retirant ainsi du gouvernement à quelques mois des élections annoncées pour la fin 2014 ou le début 2015, les islamistes tentent de faire oublier le bilan catastrophique de leur participation au pouvoir et se donnent le temps de rebattre le jeu pour mieux distribuer les cartes. Bien joué! Sauf qu’au sein du mouvement Ennahdha, le chef historique du mouvement, qui avait réussi jusqu’à présent à être l’homme des synthèses successives, se heurte à une contestation grandissante.
Le nouveau Premier ministre tunisien, Mehdi Jomaâ, qui bénéficie d’un véritable état de grâce, assure à tous ses interlocuteurs qu’il faut à tout prix aboutir à des élections législatives et présidentielles au plus vite dès octobre 2014. Quatre ans presque après le départ de l’ancien président Ben Ali du pouvoir, il est grand temps en effet de conclure. Ces louables intentions pourront-elles se traduire dans les faits ? Rien n’est moins sûr. « Les élections n’auront pas lieu avant le premier trimestre 2015 », assurent aujourd’hui la plupart des représentants du microcosme politique tunisien. En effet, la situation sécuritaire s’aggrave de jour en jour et rend problématique, selon ces mêmes responsables tunisiens, la tenue d’élections apaisées dès le mois d’octobre. "Il faut se rendre compte, affirme un proche de l’ancien Premeir ministre et principal opposant aux islamsites, Beji Caid Essebsi, que la plupart des partis non islamistes ne peuvent pas, en raison de la pression des activistes, tenir des réunions dans les grandes villes de l’intérieur, qu’il s’agisse de Beja, de Kasserine ou de Sidi Bouzid. Comment organiser des élections dans de pareilles conditions ?"

Ainsi la tentative du ministère de l’Intérieur du nouveau gouvernement Jomaâ de mettre fin, ces derniers jours, à l’activité de certaines Ligues de Protection de la Révolution (LPR) qui provoquent un climat de peur dans une grande partie du pays, n’est pas franchement concluante. Ces milices qui prétendent agir au nom d’une idéologie salafiste pure et dure mais regroupent des petits caïds de quartier, ont la capacité d’entretenir d’innombrables troubles dans les quartiers populaires. Le mercredi 26 février, l’arrestation d’Imed Dhgit, chef de la Ligue de Protection de la Révolution de la cité du Kram, a provoqué de nombreux mouvements erratiques dans cette banlieue de Tunis. Des policiers ont été agressés, une trentaine de personnes ont été interpellées !

Stratégie de la tension :
Cette situation de désordre permet aux islamistes de se refaire une virginité. En effet le mouvement Ennhadha a tout intérêt à multiplier les affrontements pour blanchir le bilan sécuritaire calamiteux de son passage au pouvoir. C’est en effet en 2013, alors que les Frères Musulmans gouvernaient avec l’aide de leurs alliés, que deux leaders politiques de gauche, Chokri Belaid et Mohamed Brahimi, ont été assassinés en pleine rue. A l’époque, personne, au niveau des autorités, n’avait cru bon de prendre en compte les nombreux signaux qui annonçaient les dérapages sanglants.

C’est peu dire que les militants nahdaouis s’emploient aujourd’hui à mettre de l’huile sur le feu. Ces derniers jours, on a vu vingt cinq élus de l’Assemblée constituante proches d’Ennahdha plaider, auprès du ministère de l’Intérieur, la cause des activistes interpellés notamment au Kram. Depuis la Révolution, les islamistes ont toujours protégé ces "brebis égarées", comme les avait surnommé Ghannouchi lorsqu’il tentait de rassurer les diplomates occidentaux des menées erratiques de ces groupes violents. "Comprenez qu’il nous appartient de cadrer cette génération qui, en raison du vide idéologique sous Ben Ali, a été amenée à se tourner vers la violence politique". Beaucoup de ces petits malfrats travaillaient, hier, pour le compte de la police du régime défunt et ont servi, après janvier 2011, de force d’appoint à l’appareil du parti Nahdaoui. Ne serait-ce que pour répondre par la violence à la mobilisation de la société civile face aux tentations salafistes du pouvoir.

Après nous, le chaos !
Cette stratégie de la tension menée par Ennahdha est d’autant plus efficace que l’appareil gouvernemental est aujourd’hui très divisé, notamment en matière de maintien de l’ordre. Au sein du gouvernement Jomaâ, qui se veut consensuel, deux ministres coexistent, non sans mal, sur les dossiers sécuritaires. Le premier, Ben Jeddou, déjà en poste sous le gouvernement islamiste précédent, reste proche d’Ennahdha. Le second, simple ministre délégué, a servi le ministère de l’Intérieur jusqu’en 2003 sous les années Ben Ali, et est prêt à en découdre avec les salafistes, du moins si on lui en donne les moyens. La semaine dernière, ce dernier a tenu un discours carré au nouveau Premier ministre à qui il avait demandé un rendez vous : "Ou bien vous me permettez de nommer aux postes clés des hommes sûrs qui ne soient pas inféodés aux islamistes, a-t-il affirmé en substance, ou bien je démissionne". 

Pour l’instant, le Premier ministre, nommé sur la base d’un consensus entre toutes les forces politiques, islamistes compris, n’a pas tranché. Or l’ultimatum lancé par le ministre délégué expire ce dimanche soir !

Après nous, le chaos ! Telle est la stratégie d’Ennahdha qui ne veut à aucun prix que l’expérience gouvernemental actuelle puisse réussir. Avec près de 4000 nominations dans l’administration, qui seront difficiles à annuler, Ennahda conserve son réseau d’influence à l’intérieur du système. En cela, elle reproduit, à une moindre échelle évidemment, la stratégie du noyautage développée par l’ancienne dictature.

Surtout, le mouvement continuera à exercer son influence à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) où elle occupe 97 sièges sur 217 et qui reste souveraine. Ennahda peut ainsi faire la pluie et le beau temps en faisant promulguer des lois et en demandant des comptes au gouvernement de Mehdi Jomâa. « Elle n’aidera pas cet exécutif, elle table sur son échec pour faire prévaloir que sa propre gouvernance n’était pas si mauvaise en assurant que quiconque au pouvoir n’aurait pas réussi » affirme Abdelwaheb El Hani, fondateur du parti El Majd.

Avec leurs alliés, les élus nahdaouis vont multiplier les embûches lorsqu’il va s’agir de définir le code électoral et les modalités d’organisation du scrutin. Gagner du temps, c’est l’espoir que la situation notamment économique et sociale puisse empirer. Dans la Tunisie de l’intérieur, dite "des oubliés" et désormais majoritaire, la situation est marquée par un chômage endémique et des pénuries généralisées. D’où les jacqueries dans les grandes villes populaires de Thala et de Kasserine, le premier faux barrage de policiers dans l’ouest du pays et encore les attaques contre les symboles de l’autorité, y compris, soit dit en passant, les locaux du mouvement Ennahdha.

Au total, l’éloignement d’Ennhadha du pouvoir présente pour le mouvement un double avantage. 
- Première retombée favorable, un scénario à l’égyptienne est désormais exclu puisqu’ils ont montré, par un repli tactique, une capacité de compromis. "Il n’est pas si fréquent, remarque un diplomate occidental, qu’une formation politique qui a avec ses alliés la majorité des voix à l’Assemblée, abandonne d’elle même les rênes du pouvoir". Ce qui n’est pas tout à fait faux.
- Deuxième avantage pour nos islamistes, plus le gouvernement actuel sera impuissant face à la situation sociale et sécuritaire, plus l’opinion publique reviendra sur le bilan des deux années de gouvernement islamiste. On entend déjà le redoutable Bhiri, ancien ministre de la justice et la personnalité la plus populaire du mouvement, vanter "les 3% de croissance" et les avancées sociales des Frères Musulmans au pouvoir.

Contestations internes :
Sauf que ce mouvement qui s’est toujours présenté comme un front uni est désormais traversée par de nombreux courants, dont plusieurs sont ouvertement en froid avec la ligne du "Cheikh" Ghannouchi. Certes les divisions internes au sein d’un mouvement dont le fonctionnement ressemble fort au centralisme démocratique des partis communistes occidentaux, ne sont pas une nouveauté. Le "Majlis El Choura", le conseil consultatif du parti élu démocratiquement à chaque congrès, a souvent exposé des vues opposées à celles du bureau politique. On a vu l’ex-premier ministre Jebali claquer la porte de cette haute instance après y avoir été mis en cause. Mais Ennahdha nettoyait son linge sale en famille et sous l’autorité jusqu’alors incontestée d’un Ghannouchi passé mètre dans l’art de la duplicité et de la capacité de synthèse. Cette fois, les querelles des Nahdhaouis, modernistes contre salafistes, sont mises sur la place publique.

Ces dernières semaines, le départ du gouvernement a été soutenu par des personnalités pragmatiques comme l’ancien Premier ministre Hamadi Jebali ou le co-fondateur du mouvement, Abdelfatah Mourou, décidés à rassurer les partenaires occidentaux et l’opinion publique tunisienne. Il n’est pas exclu que Hamadi Jebali que l’on voit beaucoup à Bruxelles et en Europe se présenter aux présidentielles en tant qu’indépendant. Avec ou sans le soutien discret de Ghannouchi, un scénario sur lequel les avis divergent.

A l’autre bord, la branche ultra du mouvement ne pardonne pas à Rached Ghannouchi d’avoir accepté que la chariâa ne soit pas mentionnée comme référence principale dans la constitution, promulguée le 26 janvier 2014. Les plus radicaux, menés par Sadok Chourou (le mieux élu au Majis el Choura en 2012) et Habib Ellouze, soient tentés de fonder leur propre formation politique. 

Mais ce qui est certain, c’est que parmi les jeunes d’Ennahda nombreux sont ceux qui seraient favorables à un courant de réflexion hors de tout objectif politique. 

Si Ennahda doit travailler à sa mutation, elle n’en demeure pas moins pragmatique ; à peine a-t-elle récupéré ses ténors qui étaient au gouvernement, qu’elle les a envoyés sur le terrain ; Ali Laarayedh à Paris, a renoué avec la communauté en France, Abdelatif Mekki à Kairouan, a réinvesti un fief tenu par les ultras et Habib Ellouze continue à quêter le soutien des petits et moyens entrepreneurs de Sfax.

A droite, si on peut dire, un vif courant de contestation est animé par Habib Mokni, co-fondateur du mouvement et opposant historique à Ben Ali, le modéré qui rencontre l’ensemble des forces politiques. Cet homme rond, consensuel, aimable, qui se présente comme l’"ami" du nouveau Premier ministre, estime qu’Ennahda a voulu aller trop vite en se positionnant, dès le départ de Ben Ali en janvier 2011, comme candidat au pouvoir. "Après tant d’années de clandestinité, il fallait faire le point sur nos positions en organisant un congrès. Or, dès son retour début 2011, Ghannouchi a fait un coup de force, un putsch, en créant un bureau d’une cinquantaine de militants qu’il a lui même choisis". Et d’ajouter: "Ghannouchi était assoiffé de pouvoir, mais ne pouvait pas et ne devait pas gouverner tout de suite. C’était prématuré, trop risqué, nous n’étions pas aptes après toutes ces années de répression. Il fallait d’abord faire notre propre bilan, savoir pourquoi Ben Ali était parti". La priorité était, selon lui, de "sauver le pays" et non de "partir en guerre". Ce discours pragmatique semble aujourd’hui séduire une fraction importante des jeunes générations.

Pris en tenaille entre ces différentes forces, Rached Ghannouchi laisse entendre, certains jours, que les urnes porteront à la désignation d’un gouvernement d’union nationale ou à une cohabitation. Mais il exprime parfois aussi que son vœu le plus cher est de voir Ennahda remporter largement les élections de manière à régner sans partage.

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