dimanche 12 janvier 2014

Une Constitution sous tension entre modernité et identité

Journaliste

Depuis samedi, l’Assemblée constituante vote la Constitution au pas de course, dans une ambiance exaltée par l’importance historique du moment. Les votes consacrent les compromis élaborés au cours de plusieurs mois de débats passionnées, notamment autour des questions liées à la place de l’islam, à la définition des libertés ou à l’égalité hommes-femmes. 
L’opposition a obtenu des avancées réelles, mais l’ensemble du texte est traversé par les tensions qui n’ont été résolues que grâce à des ambivalences qui permettent à chacun de retrouver ses positions dans un texte dont la portée véritable sera construite par la manière dont les futurs législateurs, la Cour constitutionnelle et les juges l’interpréteront.
Au-delà de l’enthousiasme suscité par l’absence ou l’absence de quelques mots fétiches – charia, égalité concernant hommes et femmes –, il faut faire l’effort d’entrer dans la subtilité du Droit et des liens qui combinent les articles les uns aux autres, pour mieux mesurer la portée globale de la future Constitution tunisienne. Sans oublier qu’à ce stade elle est encore inachevée.

Le choc des peurs

La définition du régime politique est évidemment la vocation première d’une Constitution (les chapitres relatifs aux pouvoirs n’ont pas encore été débattus en plénière). Mais les débats les plus enflammés concernent les parties du texte où il est question de références identitaires, de la place de la religion, des droits et libertés.
Dans ces dispositions se sont rejouées destensions récurrente de la société tunisienne, entre projet de modernisation par l’Etat et ancrage dans les valeurs arabo-islamiques. Un débat réactualisé par le succès électoral d’Ennahdha qui a fait campagne sur le retour à la primauté des normes religieuses.
La détermination à vouloir graver dans le marbre constitutionnel des sujets qui relèveraient davantage de la loi, la virulence des controverses, révèlent le choc des peurs : d’un côté peur de voir le champ des libertés réduit par l’hégémonie de la norme religieuse, les acquis des femmes remis en cause, de l’autre peur d’une déliquescence des repères sociaux, de dépossession symbolique, de déclassement civilisationnel aux profit de normes importées, sur fond de prolongement de la violence d’Etat contre la pratique de l’islam.
La recherche du compromis a été moins inspirée par la volonté de dépasser les différends idéologiques dans la définition des règles communes, que par l’esprit d’un jeu gagne-terrain où chacun a cherché à poser des jalons pour institutionnaliser sa vision.

De la charia aux enseignements de l’islam

Au fil des mois, Ennahdha a renoncé progressivement à tout ce qui pouvait instituer la religion comme norme contraignante. La question de la référence explicite à la loi islamique comme source de droit, autrement dit à la charia, était évacuée depuis mars 2012. Mais pour autant, le débat n’était pas éteint.
Jusqu’à début juillet, Habib Khedher, le rapporteur général de la Constitution, défendait l’idée que la référence à «  l’islam religion de l’Etat  », incluse selon lui dans l’article 1er, faisait partie des dispositions qui ne pourraient être amendées. Une disposition qui aurait modifié la compréhension de cet article qui stipule, dans une ambivalence soigneusement entretenue, que « la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain. L’islam est sa religion…  ».
Dès le 5 juillet, le groupe parlementaire d’Ennahdha, qui sentait la pression monter depuis la destitution de Morsi par l’armée égyptienne, avait décidé de renoncer à cette précision, tandis que l’article 1er, clé de voûte du compromis tunisien, est inchangé. Mais précisément son ambivalence préserve la possibilité de retenir l’islam comme une des composantes de la Constitution. Notamment pour émettre une réserve sur un traité comme celle qui pèse toujours sur la Convention pour l’élimination des discriminations l’encontre des femmes (CEDAW).

Spécificités culturelles

Le débat a été soulevé également dans la formulation du préambule : l’expression «  constantes de l’islam  », puis « sur la base des enseignements de l’islam  », pouvait conférer à la religion une valeur normative. C’est finalement la formule « exprimant l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’islam  » qui définit le rôle qu’il joue dans la Constitution.
De même, la référence aux «  spécificités culturelles  » (qui aurait réintroduit la norme religieuse) pour limiter le champ d’application des «  droits de l’homme universels  », a été supprimée. Mais elle a été compensée par la référence aux « ... nobles valeurs humaines et aux principes universels suprêmes des droits de l’Homme... ».
Ce qui introduit une hiérarchie entre les principes suprêmes et ceux qui ne le sont pas, comme le reconnaissait Habib Khedher : « Les principes suprêmes des droits de l’Homme sont ceux qui sont conformes à nos spécificités culturelles. »
Cette restriction peut peser d’autant plus que l’article 19 accorde aux traités internationaux une valeur inférieure à la Constitution. Certains traités, que les islamo-conservateurs jugent contraires aux valeurs arabe-musulmanes, pourraient ainsi être remis en question.

Libertés et identité

Le texte consacre un certain nombre de droits et libertés et concrétise les avancées de la Révolution et consolide la démocratisation du pays.
La liberté d’expression est reconnue, sans aucune des restrictions proposées en commissions, par l’atteinte aux bonnes mœurs, l’atteinte au sacré et même pour protéger les droits des tiers.
La liberté de conscience, qui inclut la possibilité de la conversion, et même de la non croyance, est inscrite dans l’article 6 de la Constitution. Indiscutablement une première dans un pays musulman, encore qu’Habib Khedher relevait que : « Dans notre compréhension de l’islam, une croyance n’est authentique que si elle est sincère et aucune loi ne peut forcer la sincérité. »
Mais ce même article fait de l’Etat le protecteur du sacré et le gardien de la religion. D’une manière générale, le rappel de l’attachement à la spécificité culturelle et à l’identité arabo-musulmane qui imprime sa coloration à l’ensemble du texte.
La Constitution sanctuarisera-t-elle les libertés énoncées, ou à l’inverse, l’identité arabo-musulmane sera-t-elle invoquée pour limiter l’exercice des libertés ? Quelle sera la limite de la liberté de l’art à l’égard de la religion, par exemple ? Ce sont les législateurs et les juges, et plus largement la société tunisienne, qui définiront les termes de cette combinaison et ses évolutions.

L’égalité hommes-femmes toujours débattue

Le principe de l’égalité hommes-femmes est énoncé dans une version révisée de l’article qui consacrait le principe de l’égalité de tous les citoyens devant la loi dans la Constitution 1959. Le terme « citoyennes » a été ajoutée pour bien marquer le souci d’inclure explicitement les femmes dans le champ de cette égalité :
« Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination. »
En d’autres termes, la loi s’applique à tous, sans discrimination. Même s’il est devenu l’énoncé de l’égalité hommes-femmes au fil des débats, la rédaction de cet article ne consacre pas le principe de l’égalité entre hommes et femmes dans la loi. Hommes et femmes peuvent être égaux devant une loi inégalitaire.
Par ailleurs, l’article 7 fait de « la famille la cellule fondamentale de la société et l’Etat doit assurer sa protection ».
Or cette approche familialiste peut dans certains cas contredire les droits des individus les plus vulnérable au sein de la famille. Autrement dit, la mise en application du divorce, le droit à l’avortement, la sécurité les victimes de violences domestiques pourraient être subordonnés à la protection de la famille. 
L’article 45 traitant de la garantie des droits des femmes est, à cette heure, l’objet des tentatives de clarification des ambivalences et de négociations de dernière minute.

De l’Etat démiurge à l’Etat démocratique

Il est sans doute illusoire de croire que tous ces débats de société peuvent être tranchés par un texte. Ni une majorité à l’Assemblée, ni un rapport de force politique ne transforment une réalité sociale. Le temps où l’interaction entre l’Etat et la société était à sens unique appartient à l’ère autoritaire. Les « modernistes » ne peuvent plus s’appuyer sur un Etat fort pour imposer des normes. Il faut désormais négocier dans une société plurielle. C’est au fond la substance implicite de cette Constitution.
Le nouveau paradigme de cet après révolution auquel les nostalgiques de l’Etat démiurge ont du mal à s’adapter, c’est que la société entend récupérer le droit d’être entendue dans la définition de ses normes.
Dans un contexte démocratique où tous les courants peuvent défendre leur conception de la société, ces ambivalences constructives ont le mérite de faire avancer le débat constitutionnel, préservent la paix sociale et délivrent la transition institutionnelle du piège de confrontation idéologique, mais surtout elles offrent au législateur, aux juges, à la société civile la possibilité de façonner des normes qui pourront évoluer avec la société.

La transition remise sur les rails

Reste l’essentiel pour l’instant, la reprise des débats à la Constituante remet la transition sur les rails après six mois de crise où la situation a semblé dériver par moments vers une version soft du scénario égyptien. Ennahdha semble avoir obtenu l’essentiel à ses yeux : préserver son avenir politique et démontrer sa capacité à faire des compromis pour livrer une Constitution.
L’opposition a obtenu la formation d’un nouveau gouvernement indépendant dont la désignation est imminente. La vraie bataille pour le pouvoir se joue maintenant dans la maîtrise du terrain en vue des prochaines élections.


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