samedi 18 janvier 2014

Une Constitution minée et régressive par rapport à celle de 1959


Professeur de droit international.

Esprit brillant et incisif, défenseur sans concession de la laïcité, de l’Etat de droit et des libertés, Ali Mezghani fait partie de l’élite intellectuelle militante de la Tunisie et du monde arabe. Il abandonne sa discrétion coutumière pour répondre aux questions de La Presse.

Aujourd’hui que l’on conteste même le principe de la révolution, où classez-vous la révolution tunisienne ?  

La révolution tunisienne dément en général la thèse selon laquelle le phénomène révolutionnaire est un phénomène exclusivement occidental, européen et américain. 
On se trouve dans une situation qui, de mon point de vue, est authentiquement révolutionnaire. Il y a une attente du bien-être matériel, économique, de justice sociale et une revendication de type politique qui est la participation à la chose publique. C’est-à-dire, les idées de citoyenneté, de liberté et d’égalité. 

Si on regarde bien, l’objectif de la révolution tunisienne, c’est de faire en sorte que les promesses qui n’ont pas été tenues par l’Etat national de l’indépendance soient tenues. Ce n’est pas une révolution contre un ancien régime, au sens de la révolution française parce que ce n’est pas une révolution de classe, ce n’est pas une révolution prolétarienne, ce n’est pas une révolution contre les ordres, le clergé, la féodalité et le tiers Etat. 
Le jour du 14 janvier, il y avait tout le monde, sans aucune idéologie. L’idée libérale s’exprimait au sens politique du terme. La révolution du 14 janvier est un coup d’accélérateur à l’histoire.  

Vous faites une différence entre les deux régimes, autoritaire de Bourguiba, totalitaire de Ben Ali ? 

Ben Ali, contrairement à Bourguiba, a dépouillé la société tunisienne de sa dimension politique. Dans le régime de Ben Ali, il n’y avait plus de champ de politique. Tout était occupé par le sécuritaire, par le silence et par la peur. Les tensions sociales ne se réglaient pas politiquement. 
Alors que Bourguiba, autoritaire, certes, avec un parti unique, était dans une interaction politique à la fois avec les siens et avec ses opposants. Bourguiba est un politique. La société tunisienne fonctionnait dans des conditions difficiles, le fonctionnement n’était pas démocratique, mais la dimension politique existait. Or, Ben Ali a complètement vidé la société de sa dimension politique.

La Constitution que l’on est en train de voter est-elle une constitution d’apaisement, de compromis, de schizophrénie ou de révolution ? Répond-elle aux revendications de la révolution ?

La Constitution est une voie qui ne s’imposait pas d’elle-même. On aurait pu rester dans le cadre de l’ancienne Constitution, la purger de ses aspects négatifs, l’adapter à la nouvelle réalité et maintenir une certaine continuité des institutions étatiques et éviter les multiples phases transitoires. 

Et maintenant que c’est fait ?...

Ce qui m’intéresse de dire, c’est que la révolution dans son aspect politique est une revendication de citoyenneté, elle ne s’est pas faite au nom d’une idéologie, il n’y avait pas d’idéologie ni profane ni religieuse, dédiée à cette révolution. 
Ce qui est revendiqué, c’est une société démocratique et une société qui se fonde sur la citoyenneté. Et l’idée même de citoyenneté implique deux  fondamentaux, liberté et égalité, dans les droits et dans la loi et pas uniquement devant la loi.

La révolution était portée par des slogans de type politique et économique, qu’en pensez-vous quant à leur mise en application ? 

Les revendications économiques vont prendre du temps. La satisfaction de ces revendications ne va pas pouvoir se faire au bout de trois ans, ni au bout de quatre ans. D’autant plus que tous les paramètres macroéconomiques se sont beaucoup dégradés sur les trois dernières années. 
En revanche, les revendications politiques peuvent commencer à être satisfaites dans l’immédiat, et la Constitution peut justement permettre la réalisation de ces objectifs de type politique. C’est-à-dire, la mise en place d’un fonctionnement démocratique des institutions de l’Etat. La  mise en place effective du principe de séparation des pouvoirs. Le respect des libertés individuelles, la promotion de l’égalité entre les citoyens dans l’exercice de leurs droits politiques et de leurs droits privés (droit de propriété, à l’héritage, au travail, l’accès à l’Education, le droit de demander le divorce pour la femme dans les mêmes conditions qu’un homme, avoir les mêmes prérogatives à l’égard des enfants). 
C’est cela le principe d’égalité entre hommes et  femmes. Parce que, jusque-là, quand on raisonne, c’est essentiellement sur les libertés publiques; le droit de vote, le  droit d’être éligible, etc.), ce sont des droits à peu près acquis. 
Mais en même temps ce qui est en cause c’est la conception de la démocratie. 

Qu’est-ce que la démocratie ?  

On ne peut pas réduire la démocratie à un régime politique uniquement et au seul processus de sélection des gouvernants, ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent, après. La démocratie est un Etat social et sociétal. De ce point de vue, un certain nombre de prérequis ont été réalisés par le passé. L’Etat de l’indépendance était non-démocratique certes, dans cette conception restreinte de la démocratie ramenée à une procédure de sélection des gouvernants. Mais un certain nombre de prérequis ont été réalisés : l’élévation du niveau d’instruction de la population, l’importance donnée à la classe moyenne. La classe moyenne, c’est elle qui est généralement porteuse de la revendication démocratique. 
Ainsi, le pacte qui était à mon avis essentiel, qui existait en Tunisie, que Ben Ali a rompu, selon lequel on pouvait être riche mais pas trop riche, et pauvre, mais pas trop pauvre, ce pacte social implicite qui faisait l’équilibre de la Tunisie a été rompu. Et aujourd’hui, la classe moyenne est en train d’être cassée.

De façon préméditée ou bien est-ce la conséquence de mauvais choix et d’une gouvernance défaillante ? 

En politique, le résultat compte beaucoup plus que les intentions. Je pense que quand on n’est pas fondamentalement démocrate, on n’a pas intérêt à ce que la classe moyenne soit préservée, développée, rassurée et stabilisée. On a intérêt, au contraire, à ce qu’elle soit fissurée, éclatée, réduite et affaiblie. Peu importe si c’est voulu ou non. C’est le processus que nous sommes en train de vivre. 
Parmi les autres prérequis, si la démocratie est un régime social et sociétal, il y a tout ce que le code du Statut personnel a apporté. Il a reconstruit la société sur la base de la famille conjugale, et non pas sur la famille élargie ou le groupe tribal. En se référant à l’individu. 
Parmi les conséquences du CSP, il y a non seulement le statut de la femme, mais le regard que la société a appris à porter sur les femmes. Ce n’est pas par hasard que les femmes sont au-devant de la scène aujourd’hui pour résister à toutes les régressions que les islamistes et la Troïka au pouvoir ont cherché à organiser et mettre en place. 

La nouvelle Constitution respecte-t-elle ces spécificités de la société tunisienne ?

Non, il y a une rupture par rapport à l’évolution de la société tunisienne. Lorsqu’un des articles édicte que la cellule de base de la société, c’est la famille, il y a un grand malentendu sur le sens de la modernité, parce que ce qui est à la base de la société moderne, c’est l’individu autonome, c’est lui qui fait la famille et non pas l’inverse. 
C’est une Constitution minée. Rien que sur cet exemple-là, on voit très bien qu’il y a une conception de la société qui est de l’ordre de la société traditionnelle et non pas de la société moderne fondée sur l’autonomie de l’individu. La révolution a pour objectif de forcer l’Etat à tenir les promesses qu’il n’a pas respectées, c’est-à-dire à parachever l’œuvre de la construction d’une société démocratique.

Les constituants ont voulu partir d’une feuille blanche, que pensez-vous du résultat ?  
 
L’idée de dire que les constituants sont en train de construire de nouveau, c’est une contre-vérité. Ils ne construisent pas tout, ils sont obligés de construire à partir de ce qui existe. Le seul problème, c’est qu’il y a une volonté de déconstruire ce qui existe. 
L’idée d’une feuille blanche est une ineptie, dans le sens où cela signifie que cette génération se construit d’elle-même, sans aucune possibilité d’accumulations historiques. C’est en contradiction totale avec l’idée de progrès. 
Ceci en dehors du caractère prétentieux que de prétendre partir d’une feuille blanche, vierge, pure, qui n’est pas salie. C’est la négation de l’humanité de l’homme en tant qu’être historique. L’idée d’une feuille blanche, c’est que l’on fait table rase de tout. On n’a pas besoin d’experts, ni d’expérience étrangère, ni de l’expérience tunisienne, et notamment en matière constitutionnelle, qui est la plus riche du monde arabe. 
La première Constitution du monde arabe est tunisienne et date de 1861, et on oublie également le Pacte fondamental. Tout cela, c’est pour se donner la liberté de remettre en place le modèle ancestral, traditionnel. Je dis bien un modèle, non pas un projet de société. 
La Troïka a un modèle tout prêt qu’elle veut imposer à la réalité d’aujourd’hui. Il y a une négation de l’évolution, une négation du changement social et une occultation de l’histoire. Alors que les sociétés humaines ne peuvent pas ne pas changer. Le problème pour les islamistes, c’est qu’ils considèrent que le système de normativité ne doit pas changer. Et quand on plaque un système de normativité immuable parce qu’on le considère comme sacré, alors qu’il s’agit d’un produit historique en lui-même, à ce moment là on cherche à plier la réalité à ce modèle. On est prisonnier du corpus traditionnel, on ne regarde la société que pour la soumettre. De ce point de vue, le système ne peut être que totalitaire et jamais démocratique.

L’identité tunisienne est-elle marquée dans la Constitution ?

Les sociétés évoluent, elles peuvent ou rapidement ou lentement évoluer. Il se trouve que ce qui est nouveau, c’est l’apparition des Etats au sens moderne à la Renaissance, parce que l’Etat est une forme moderne, ce n’est pas n’importe quelle modalité d’exercice du pouvoir. L’Etat est collé à la nation (oumma). Or, ce terme a disparu de la Constitution. 
L’Assemblée nationale, initiale, la première, s’appelait Majless el oumma, dans le sens de la nation tunisienne. Ali Belhouane a écrit un texte qui s’appelle « Nahnou oumma »  «Nous sommes une nation». S’il y a un Etat au sens moderne, il est rattaché à une nation, forcément. Sinon c’est une contradiction dans les termes. 
Le concept de « ouma arabia », c’est l’idée de communauté ethnique, et la « ouma musulmane », communauté religieuse, de croyants, et ouma arabo-musulmane, c’est un mélange d’ethnicité et de religion. 
Or le croyant n’est pas le citoyen, ils ne se confondent pas. Il est impossible de ne pas reconnaître à la Tunisie son existence en tant que nation, c’est pour cela qu’il y a un passeport et une nationalité tunisienne. Le terme de nationalité vient de l’appartenance à une nation. C’est pour cela que pour la nationalité, il n’y a aucune condition de religiosité qui soit nécessaire. 
Tout cela, si on ne reconnaît pas à la Tunisie l’idée de nation, cela signifie qu’il y a quelque chose de mal construit, que la fondation n’est pas solide.  
C’est une question qui n’a pas été soulevée et apparemment tout le monde est d’accord pour occulter cette histoire de l’identité tunisienne et de la nation tunisienne. 

 La Tunisie dispose d’un solide patrimoine constitutionnel et législatif, a-t-il été honoré ?
 
 La Constitution de 1861 s’appelait «Kanoun eddawla», la loi de l’Etat. Cela signifie que pour la première fois, l’Etat dans le sens moderne est le maitre du droit. Le droit vient de lui. 
Dans cette Constitution, est annoncé l’exercice par l’Etat de ses prérogatives législatrices. Il faut savoir que le code des contrats et obligations, celui qui est à la base du système juridique tunisien, date de 1906. Et ce code comporte l’article 4, un article de sécularisation totale du système juridique, qui édicte que « la différence de culte ne crée aucune différence entre les musulmans et les non-musulmans, en ce qui concerne la capacité de contracter et les effets des obligations valablement formés par ces derniers et envers eux ». C’est le même texte qui s’applique à tous les Tunisiens. Ce texte est encore en vigueur. Et, pour tout ce qui ne relève pas du statut personnel, une législation uniforme a été appliquée pour tout le monde, par des juridictions étatiques qui n’étaient pas religieuses. Le législateur était tunisien. 

Qu’a fait Bourguiba ?

Entre le 3 août 56 et septembre 57, il a supprimé les juridictions musulmanes, charaïques et les juridictions rabbiniques. 
Tous les Tunisiens sont dorénavant justiciables des mêmes juridictions et sont soumis à la même loi, quelle que soit la matière. Cela est une exception tunisienne. Elle n’existe nulle part dans le monde arabe. Certains pays ont unifié des juridictions comme le Maroc et l’Egypte mais n’ont pas unifié la loi. Au Maroc, le juif marocain est soumis au droit hébraïque marocain. 
Ce sont les prérequis à la fois de la nation et de l’Etat qu’on est en train d’essayer de démanteler. Evidemment, on n’a pas réussi à mettre la charia source de la législation, mais quand on regarde le projet sur les « Wakf », biens de mainmorte, quand on commence par dire il faut remplir les conditions prévues par la charia, c’est-à-dire remplir des conditions non prévues par la législation étatique, on remet en œuvre la législation du Fikh (droit musulman). De même, quand on prévoit un juge des « Awkaf », c’est un juge qui dédouble les juridictions de l’Etat. 
Or, l’Etat doit disposer d’une certaine unité, c’est une personne morale et une unité souveraine dans l’ordre international et dans l’ordre interne. C’est pour cela que les mots qui sont utilisés sont importants.

Comment interpréter l’article 1 ? Y aura-t-il une interprétation ou plusieurs? Au regard de la science juridique, y en-a-t-il une qui s’impose ?

L’article premier est le même que celui qui a été adopté en 59. Il n’y a strictement aucune différence. C’est le résultat d’une négociation comparable à celle d’aujourd’hui, Cheikh Chadly Ennaifer, député célèbre, voulait mettre « Tounes Dawla islamia », les destouriens ont refusé. 
Un député, Mahmoud el Ghoul, le seul, voulait mettre la Tunisie est un Etat laïc. Ils étaient conscients à l’époque des conséquences qui devaient découler des deux formulations. 
Cheikh Ennaifer en demandant de qualifier la Tunisie comme étant un Etat islamiste, savait et le disait que cela signifie que la charia est applicable ou source de la législation. Les destouriens ont dit non, précisément pour cette raison. Et, pour cette raison ils ont maintenu cette formule. 
Ce que je dis, c’est que comme Ennahdha et ses alliés n’ont pas pu inscrire la charia comme source de droit, alors qu’ils avaient d’emblée gardé l’article premier, cela signifie que cet article premier ne suffit pas à lui seul à faire de la charia la source de législation. Sinon ils n’auraient pas proposé d’ajouter d’autres articles l’édictant. Le fait d’y renoncer, cela signifie qu’on parle de religion et non pas de législation. 
Donc, comme pour lors de la Constitution de 59,  l’article premier a été compris dans un sens laïc. Maintenant, ce qui n’existait pas dans l’ancienne Constitution, c’est que l’article 2 affirme le caractère civil de l’Etat et renforce l’idée que la charia n’est pas source contraignante de législation.  
On peut penser que l’article 1 est un article descriptif, mais cet article a posé une difficulté: qu’est-ce qu’on entend par religion ? Aujourd’hui, ce qui est défendu par les islamistes, c’est que l’islam est foi et loi en même temps, que c’est inséparable. 
Or il est évident que le texte ne dit pas et ne parle pas de la législation. Mais il dit que la Tunisie est un Etat dont la religion est l’islam. 
Aujourd’hui on voit que les députés d’Ennahdha prennent acte de l’interprétation selon laquelle l’article premier ne suffit pas à faire de la charia une source de la législation. Dans la Constitution égyptienne, par exemple, ils ont ajouté un autre article qui dit explicitement que la charia est principale source de législation. 
Commet expliquer la présence d’une chose et de son contraire, dans le même article et parfois dans la même phrase ? 
C’est pour cela que cette Constitution est minée, il y a d’abord une obsession identitaire. Dans le préambule, il y a une référence dans le même paragraphe à l’islam, à ses finalités, à ses enseignements, à l’identité arabo-musulmane. Cette obsession de l’identité prouve bien que les conservateurs réussissent parfois à mettre une disposition qui exprime parfaitement leur conception de ce que doit être la société Tunisie. C’est le cas de l’article 38 sur l’éducation qui est un article calamiteux. 

Calamiteux, pourquoi ?

Parce qu’il oublie toute l’accumulation historique de la Tunisie depuis Sadiki, qu’il occulte l’enseignement moderne, l’enseignement du progrès ouvert sur les humanités, sur l’historie universelle, sur les connaissances. Et ce, en voulant enfermer l’enfant dans une culture particulière quelle qu’elle soit. 
Le texte parle d’enraciner les jeunes générations. Du fait de les enraciner, découle l’impossibilité de les pousser à voir autre chose, de se mouvoir. C’est de la fixité et de l’enfermement. Dans la loi d’orientation sur l’éducation de 1991, faite par Mohamed Charfi, on voit la différence de formulation, « le système éducatif a pour objectif de réaliser dans le cadre de l’identité nationale tunisienne et de l’appartenance à la civilisation arabo-musulmane, les finalités suivantes : offrir aux jeunes, depuis leur prime enfance, ce qu’ils doivent apprendre afin que chez eux se consolident la conscience de l’identité nationale tunisienne, se développent le sens civique et le sentiment de l’appartenance à des civilisations nationales, maghrébines, arabes et islamiques et s’affermisse l’ouverture à la modernité et à la civilisation ». Dans l’article 38, il n’y a pas un mot sur l’idée de progrès. Il n’y a pas un mot sur les cultures étrangères, pas un mot sur le savoir humain. Pas un mot sur le développement du sens critique. 
Les gouvernants actuels, notamment les islamistes, n’ont pas un problème avec les structures étatiques, mais ils ont un problème avec la société. La société tunisienne telle qu’elle existe ne correspond pas à leur imaginaire et à leur conception de la société. C’est elle qui leur résiste, et non pas les partis d’opposition, parce que si c’était le cas, l’article 38 n’aurait jamais dû passer tel qu’il est.

Quels problèmes cela peut-il poser au niveau de l’application ?

Quand on prend l’article 48 qui dispose que « les libertés sont garanties par la Constitution  à des conditions qui correspondent aux standards internationaux. C’est-à-dire il ne faut pas toucher à la substance de la liberté…. ces restrictions doivent être nécessaires….pour les besoins de la santé publique, et des bonnes mœurs ». Déjà au niveau de la terminologie « al adab al amma », il y a problème. Dans le texte de référence, le code des contrats et obligations, ce texte de référence du système juridique tunisien, on parle de « akhlek al Hamida ». Or, ils ont choisi la terminologie du code civil égyptien. Même chose pour cette histoire des « Atawat ». 
Quand on dit « les bonnes mœurs », cela veut dire qu’un législateur, selon sa conception des mœurs, légifère. Quand on est dans un référentiel religieux, ce sera donc la commanderie du bien, l’interdiction du mal. Cela signifie, probablement, des interventions pour corriger les comportements qui sont considérés comme déviants, c’est aussi le fait d’empêcher une femme de s’habiller comme elle veut, avec des manches courtes…. 
Or, un législateur dans une société démocratique ne fait pas ce que bon lui semble, ce n’est pas parce qu’il est majoritaire, qu’il fait ce qu’il veut. Normalement un législateur dans une société démocratique se soumet, lui aussi, à des principes qui sont le respect des libertés fondamentales. C’est le concept même de l’Etat de droit. Il y a des principes qui s’imposent à  un législateur, non seulement les principes constitutionnels, mais il y a des principes surpra-constitutionnels, comme le respect de l’intégrité physique, de la liberté de conscience, de la liberté de penser. Toutes les libertés et tous les droits fondamentaux de l’homme s’imposent à un constituant et à un législateur. Si évidemment il est question d’une Constitution démocratique. 

Les médias étrangers et les agences de presse internationales saluent les avancées de cette Constitution, qu’en est-il réellement ? 

Cela aurait pu être pire. Mais les culturalistes, les relativistes considèrent qu’il y a des sociétés qui méritent moins d’être démocratiques que d’autres, moins libres que d’autres. C’est le pendant du discours identitaire. 
Tous les compromis ont été faits entre des états majors de partis politiques, sur la base « je te donne tel mot, tu me donnes tel autre mot ». Or en réalité, il y a des choses, s’il s’agit d’instaurer une société démocratique, qui ne sont pas l’objet de négociation. Sur la question d’une structure de l’Etat et de son fonctionnement, peut-on faire des compromis ? Sur le principe de la séparation des pouvoirs, par exemple, ou la liberté de conscience ? Et pourtant on l’a fait. C’est la raison pour laquelle les journalistes étrangers se disent que ça aurait pu être pire. Le problème du compromis, quand il se fait entre partis politiques, c’est qu’ils occultent la société civile, or la société civile est un acteur essentiel. 
C’est une spécificité tunisienne du débat politique. C’est elle qui a fait reculer Ennahdha sur la question de la complémentarité. Ce sont les 15 mille femmes sorties dans la rue. Et cet acteur principal n’est pas dans la négociation.

L’article 20 édicte l’égalité hommes-femmes devant la loi. Quelle est la différence des expressions « dans » et « devant » la loi ? 

Devant la loi ouvre les possibilités à des discriminations, alors que quand on est dans la loi, quand il y a égalité dans la loi, cela suppose que tous les destinataires de cette égalité, tous ceux qui sont concernés par cette égalité ont un accès à des droits subjectifs (propres à la personne) dans les mêmes conditions, et les exercent dans les mêmes conditions.  Autre chose,  dans le cadre de cet article, le fait de dire citoyenne et citoyen, cela en réfère à l’espace public. 
C’est-à-dire à la question du politique, alors qu’il faut dire « les hommes et les femmes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs et sont égaux devant et dans la loi ». Devant la loi, ça ne ferme pas toutes les portes à la discrimination, alors que dans la loi, ça élimine toute possibilité de discrimination. Ce qui n’empêche pas les discriminations positives, la possibilité de traiter inégalement, des choses inégales.  

Ce qui a été voté jusqu’à présent comporte-t-il des avancées par rapport à 1959, ou c’est le contraire ? 

Sur les articles disponibles actuellement, on voit très bien qu’il y a des régressions. Un législateur, un constituant doit obéir, c’est un principe général, aux principes de non-régression. C’est un principe qui existe. Ce qu’on est en train de faire, par ces ambiguïtés, par ces éléments contradictoires, c’est de reporter la question. Les compromis sont reportés pour l’avenir. Il va y avoir des conflits d’interprétation sur un certain nombre de dispositions. Cela va se régler soit au niveau des juridictions, soit au niveau de la cour constitutionnelle, et devant le juge, s’il s’agit d’appliquer la loi. Alors que si la révolution est une accélération de l’Histoire, c’est aussi pour passer à autre chose de positif et non pas pour garder les mêmes choses, ou alors pour revenir sur ce qui a été acquis. 
Donc, c’est une Constitution qui reporte les échéances, et honnêtement elle est votée dans des conditions lamentables à la fois de comportement, de niveau du débat, de rapidité qui est de l’ordre de l’expédition. C’est une cacophonie totale. 
La Constitution a été un lieu de marchandage. Au lieu de faire une Constitution en sept mois à un an, il a fallu deux ans et sans réflexion sérieuse. C’est la raison pour laquelle ils n’arrêtent pas de revernir sur les articles qui sont déjà votés, selon l’article 93 du règlement intérieur qui permet de revenir à la discussion d’un article qui a déjà été adopté, alors que c’est une modalité qui doit être exceptionnelle.

Le mot de la fin…

Une loi est faite pour répondre à des contraintes sociales, matérielles, politiques. Le législateur peut s’inspirer d’une règle morale, exemple : «La parole donnée engage » ; on est juridiquement engagé par le fait même d’avoir donné son accord. Il y a conformité avec la règle morale, voire la règle religieuse, mais le législateur n’est pas obligé de s’en inspirer. Les islamistes veulent soumettre le législateur à la contrainte religieuse. C’est-à-dire, il y a une obligation de conformité. Cette obligation de conformité est une négation de la souveraineté populaire. Parce que le propre de la loi, c’est d’être à contenu indéterminé. 
Quand on fait la loi, son contenu n’est pas prédéterminé. Si on oblige le législateur à se conformer à un autre ordre qui n’est pas le sien, par conséquent, la loi n’est plus objet de délibération. Or, le propre de la loi, dans un système démocratique, c’est qu’elle est l’objet d’une délibération.
Ils sont dans une relation avec le passé et non pas avec l’histoire. C’est-à-dire, ils ne savent pas faire la différence à propos de la religion entre ce qui paraît être de l’ordre de la foi, de l’ordre du dogme et de l’ordre de l’histoire humaine des musulmans. Ils ne font pas cette différence. Il est évident, cependant, qu’il n’y a aucune raison que les musulmans ne soient pas en mesure de se démocratiser, il n’y a strictement aucune raison.
Propos recueillis par Hella Habib

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