dimanche 12 janvier 2014

Un enseignant en colère contre l'article 38 qui augure d'un enseignement à deux vitesses

Humeur de Farouk : L'enseignement, un produit de luxe ?

Farouk Bahri,

En tant qu'enseignant, cet article de la Constitution m'interpelle :
Article 38 : La scolarisation est obligatoire jusqu'à l'âge de 16 ans. L'Etat garantit le droit à l'enseignement gratuit, dans toutes ses étapes, et veille à fournir les moyens nécessaires pour assurer la qualité de l'enseignement, de l'éducation et de la formation. L'Etat doit veiller à enraciner la jeunesse dans son identité arabo-musulmane, à la consécration de la langue arabe et à la généralisation de son usage.
Au-delà des considérations religieuses, patriotiques ou anthropologiques, une analyse s'impose. Une analyse que je souhaiterais étayer par ma propre expérience.
Décembre 2010

Je suis responsable du sourcing "canaux de recrutement" pour une entreprise leader dans le domaine des centres d'appels.

Je reçois un coup de fil et me retrouve avec d'autres responsables RH ou représentants d'entreprises appelés en toute urgence pour rencontrer le ministre du Travail de l'époque. Objectif : trouver des solutions et recruter au maximum des jeunes chômeurs. Ce sont les derniers jours de Ben Ali.
Au-delà de cette sensation de fin de règne, ce chaos palpable et un ministre au bord de l'implosion psychologique, je retiendrai cet aparté d'un Américain qui, durant la pause café, me déclara : " Vous savez, le problème des jeunes diplômés tunisiens ce ne sont pas leurs compétences, bien au contraire. Leur problème c'est leur niveau en langue ". Et là, un Français et un Italien, tous deux investisseurs, acquiescèrent, la mine grave.

Je n'avais pas grand-chose à ajouter et peu d'arguments à leur offrir, vu que de notre côté, nous avions de plus en plus de mal à recruter des personnes maîtrisant la langue française.

C'est là que transparaît une inégalité pédagogique qui, logiquement, se transforme en inégalité d'ordre économique et sociale. Ce jour là, j'appris, chiffres, diagrammes et camemberts à l'appui, que dans les régions de l'intérieur il y avait quasi-impossibilité de développer des investissements dans le secteur des services. Tous ceux qui avaient voulu ouvrir des centres d'appels, des cabinets de formations, des SSII s'y étaient cassés les dents et avaient fini par mettre la clef sous la porte.
Pourquoi ? A cause du niveau en langues étrangères.
J'appris donc, concrètement, que seules les villes côtières et le grand Tunis pouvaient assurer le niveau en langue requis pour assurer la bonne marche des entreprises du secteur tertiaire ou quaternaire.
Septembre 2013

"Monsieur, je peux vous parler ?" Fin de la première séance de français, me voici (re)devenu enseignant universitaire.

Je discute avec un étudiant originaire d'une région de l'intérieur et qui m'avoue qu'il a des difficultés avec la langue française. Je le rassure, lui explique qu'avec un peu de travail et de la bonne volonté on peut y arriver. C'est là qu'il m'assène le contre-argument massue : "Je n'ai pas eu cours de français en terminale... ni l'année d'avant... en fait depuis trois ans... pas de prof de français". Gêné, je ne trouve rien à dire sauf un pathétique "Euh, mouais... Mais, ne t'inquiète pas. On va travailler ensemble. Et puis, il y a possibilité de suivre des cours à l'Institut français, et pour l'anglais tu as Amideast ou ..." Il me regarde, sourit "Oui, mais ça coûte cher, vous savez. Moi j'ai tout juste de quoi payer le foyer. Alors les cours en Institut...".

Je sais qu'il ne m'en veut pas de lui avoir sorti ça, il sait que je ne pensais pas à mal. Mais comme une claque en pleine figure, je me rends compte du fossé qui se creuse en Tunisie au niveau de l'enseignement.

Un enseignement injuste sur le plan régional, les régions de l'intérieur devant faire face à une pénurie de moyens et de professeurs. Un enseignement injuste sur le plan social, la culture, les cours de soutien et autres garderies n'étant pas accessibles à toutes les bourses.
L'enseignement n'est-il pas censé être un véhicule des valeurs de travail, de confiance en soi, d'égalité des chances, de promotion par le mérite ? Où en sommes-nous aujourd'hui ?
Article numéro 38

Au premier abord, on pourrait se réjouir d'un ancrage de notre culture arabo-musulmane (quoiqu'on pourrait se demander si nous ne sommes pas davantage Carthaginois, méditerranéens ou autres) qui serait le fondement même du peuple tunisien. Passons sur les polémiques stériles et parlons concrètement.

Cet article est pervers à bien des égards. Les lois qui en découleront, son application (quand, comment et pourquoi) sont encore à définir. Mais une chose est sûre, ce sera surtout l'enseignement public qui en sera le premier dépositaire.
Les députés en sont-ils conscients ? En effet, avec la montée en puissance de l'enseignement privé, que va-t-il se passer ? Eh bien, l'enseignement public va perdre en attractivité.
Imaginons que je sois un étudiant qui souhaite continuer mes études à l'étranger ou intégrer une multinationale présente en Tunisie. J'opterai clairement pour le cursus qui me permettra d'être le mieux armé face aux autres candidats. Et il y a de fortes chances que cela se fasse dans une université privée tunisienne ou une université étrangère ayant une représentation académique en Tunisie. Un billet d'entrée vers une vie meilleure accessible pour ceux qui auront de quoi payer le billet d'entrée de plusieurs milliers de dinars annuels.
Sceptique ? Allez voir le nombre d'écoles primaires privées qui poussent comme des champignons. Des écoles où les enfants apprennent l'anglais et le français, voire une troisième langue et ce, dès leur plus jeune âge.
C'est justement ce scepticisme qui nous jouera des tours. J'ai pu ainsi lire sur Facebook que certain(e)s affirmaient qu'après tout "[...] la Chine met en avant sa langue au détriment des autres (sic) ". L'hérésie de cet argument nécessite-t-il vraiment un contre argument ?
D'autres déclarent que les pays du Golfe mettent en avant la langue arabe. Ces mêmes pays du Golfe qui créent des "universités antennes" des plus prestigieuses universités anglo-saxonnes, européennes et asiatiques.
Un peu de bons sens, voyons ! La question n'est pas de savoir si on aime ou pas le français, l'anglais, le chinois, le portugais, l'espagnol... La question est de savoir si nous voulons que notre jeunesse soit compétitive à l'international ou bien faire que seule une élite ait accès aux outils nécessaires pour réussir leur carrière professionnelle. Ce manque de pragmatisme est tout bonnement effrayant.
La Tunisie vit une véritable "américanisation" de l'enseignement avec des formations valorisées et valorisantes aussi bien sur le plan national qu'à l'international, qui sont hors de prix pour les foyers modestes.
C'est un fait : Le fossé entre enfants des classes aisées et enfants des classes populaires, et même de la classe moyenne, est en train de se transformer en abîme.
Alors, de là à penser que les politiques souhaitent justement mettre en place deux classes sociales en Tunisie, avec d'une part une classe sociale ayant à la fois capital, études et loisirs, amenée à pérenniser l'héritage familial, et d'autre part une classe (en dessous de la) moyenne au service de la classe dominante avec aucune chance de sortir de sa condition. L'enseignement est ainsi en passe de devenir un produit de luxe, que seule une minorité pourra acquérir, pourra en user et en profiter.
L'école en tant que droit inaliénable, devrait être un moyen pour ceux qui sont tout en bas de l'échelle de gravir un à un les échelons. Malheureusement, l'ascenseur social en Tunisie est en panne, et il semble bloqué au sous-sol.

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