vendredi 24 janvier 2014

Ben Jelloun : la nouvelle Constitution tunisienne est révolutionnaire

Certains intellectuels vont trop vite en besogne. Ont-ils seulement lu le texte de la constitution qu'ils glorifient ? Y ont-ils déceler les pièges laissant la porte ouverte à la chariâa ? Prendraient-ils leurs rêves pour des réalités ou les vessies pour des lanternes ?
L'arbre du Printemps arabe vient de donner ses premiers fruits en Tunisie. C'est la première fois qu'un pays arabe et musulman inscrit dans sa nouvelle Constitution l'égalité entre l'homme et la femme ("Les citoyennes et citoyens sont égaux devant la loi sans discrimination"). En même temps, il a réussi à mettre de côté la charia en instaurant la liberté de conscience ("L'État est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de conscience et de croyance et le libre exercice du culte"). Il garantit aussi la liberté d'expression et interdit la torture physique et morale ("La torture est un crime imprescriptible").
Non seulement la Tunisie, grâce à l'engagement de la société civile et en particulier au combat des femmes, a réussi à renvoyer le parti islamiste Ennahda dans les mosquées, mais en même temps elle a ouvert le pays à une modernité qui manque cruellement dans le reste du monde arabe. L'égalité des droits signifie qu'il n'y aura plus de polygamie ni de répudiation, elle signifie aussi que l'héritage n'obéira plus aux lois de l'islam qui accordent systématiquement une part à l'homme et une demi-part à la femme en vertu de la sourate 4, verset 12 : "Quant à vos enfants, Dieu vous ordonne d'attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles."

La peur de la femme

L'égalité, c'est aussi un pas vers la parité dans la représentation et les salaires. En Europe, on continue de payer un homme mieux qu'une femme pour le même poste. Peut-être que la Tunisie donnera l'exemple en bouleversant les données et en faisant reculer les préjugés et les archaïsmes.
L'égalité des droits entre l'homme et la femme, c'est précisément ce que les islamistes ne peuvent accepter. Car ce que cache l'utilisation de la religion en politique, c'est la peur de la femme, la peur de la sexualité libérée de la femme, la peur qu'a l'homme de perdre la suprématie que lui accordent certains versets. L'intégrisme religieux est obsédé par le sexe. C'est pour cela que l'homme cherche à voiler la femme qu'elle soit épouse, soeur ou mère. Il faut la cacher, la rendre invisible. Il faut tuer le désir, car tous les problèmes de la société naissent, d'après les intégristes, de la liberté de la femme. Ils donnent l'exemple de l'Occident où la libéralisation des moeurs aurait provoqué la déstructuration de la cellule familiale.

La modernité de Bourguiba

La lutte des Tunisiennes pour la libération de l'homme et de la femme ne date pas d'hier. Il faut reconnaître que c'est l'ancien président Habib Bourguiba (1903-2000) qui a lancé dans les années soixante le programme de la libération de la société tunisienne. Dans un premier temps, il a donné à la Tunisie le Code de la famille le plus progressiste du monde arabe. Ce Code du statut personnel qui date du 13 août 1956 a été un pas essentiel dans la voie de la modernité. Vint ensuite une tentative de laïcisation de la société. Bourguiba a eu le courage de se présenter à la télévision un jour de jeûne du ramadan et aurait dit avant de boire un verre de jus d'orange : "La Tunisie mène un combat pour son développement économique ; le ramadan retarde ce combat. Or, durant la guerre, il est permis aux soldats de manger et de boire ; considérons que nous sommes en guerre pour le développement." Ceux qui refusèrent de renoncer à leurs convictions religieuses étaient libres de pratiquer leur foi. Les autres étaient aussi libres de manger et de boire publiquement.
Ce fut une décision historique. Aujourd'hui, cela provoquerait des manifestations très violentes. La religion a pris une place trop importante dans la vie des gens, à cause des frustrations et des déceptions politiques. C'est pour cela que la nouvelle Constitution tunisienne marque une date importante dans l'histoire d'un printemps qui a failli se transformer en cauchemar hivernal.

Un exemple pour le Maghreb...

Mais tout n'est pas joué. Encore faut-il que les élections législatives et présidentielle puissent confirmer dans les urnes ce progrès et ce choix de société. Les forces de la régression n'ont pas désarmé. Les salafistes n'ont pas disparu du paysage et, de temps en temps, ils se manifestent en s'attaquant aux forces de police ou aux citoyens qui vivent librement. Leur mouvement Ansar al-Charia (les défenseurs de la charia), dirigé par un vétéran de la guerre en Afghanistan, le Tunisien Abou Iyadh, a été classé par le gouvernement comme "organisation terroriste".
Si la Tunisie consolide ce changement dans la Constitution, si elle réussit à le mettre en pratique, c'est tout le monde arabe qui sera montré du doigt, surtout le voisin algérien qui a le Code de la famille le plus rétrograde du Maghreb. Quant au Maroc, même s'il a modifié le Code du statut personnel, il n'a pas osé toucher à l'héritage. 

Et pour les pays du Golfe ?

Les pays du Golfe, notamment l'Arabie saoudite et le Qatar, suivent le rite wahhabite, qui est un dogme rigide et rétrograde datant du XVIIIe siècle. Aujourd'hui, des femmes manifestent pour avoir le droit de conduire une voiture, en Arabie, un pays où l'on continue d'appliquer la charia. L'hypocrisie occidentale qui aime signer des contrats juteux avec ces pays fait mine de ne pas savoir qu'elle traite avec des champions de la régression. 
On verra dans le proche avenir comment ils réagiront face à ce tournant historique et exceptionnel d'une nation qui s'est mise sur le chemin de la laïcité, étant entendu que celle-ci n'est pas le refus de la religion, mais la séparation de la sphère publique et de la sphère privée, avec cependant la liberté de croire ou de ne pas croire. L'Égypte, dans le passé, a condamné à mort des citoyens qui avaient une lecture non orthodoxe du Coran. Ils ont été désignés comme apostats, crime absolu du point de vue islamique. Dans la Tunisie nouvelle, la Constitution a aussi interdit la référence à l'apostasie.

1 commentaire:

  1. UN CITOYEN EXCÉDÉ PAR L'ENTHOUSIASME EXCESSIF DES MÉDIAS OCCIDENTAUX POUR UNE CONSTITUTION QUI DÉSESPÈRE LES TUNISIENS !

    Veidt répond à l'écrivain franco marocain :

    Mon œil !
    Cher Tahar Ben Jelloun,
    Malgré le respect que je dois à votre ramage, je ne peux m’empêcher de vous écrire que vous parlez sans savoir.
    Quelle version de la Constitution avez-vous donc lue ?
    Est-il nécessaire d’ajouter qu’ici, en Tunisie, on est encore très loin de la coupe aux lèvres.

    Même si je peux partager votre enthousiasme sur certains points, le parti Ennahdha (majoritaire à l’Assemblée nationale constituante et au gouvernement) travaille au corps une Constitution faite de bric et de broc qui ne véhicule aucune véritable valeur — philosophique ou éthique — et ne défend à aucun moment un quelconque idéal, contrairement aux déclarations béates du président de l’ANC, M. Moustapha Ben Jaafar.

    Comme bon nombre d’observateurs étrangers vous cédez, malheureusement, au chant des sirènes entonnant le refrain lénifiant des « avancées notables » et autres sornettes. Fort bien.

    Mais apprenez que le vote article par article de la Constitution est actuellement paralysé depuis mardi à l’ANC. Et pourquoi ? Parce que, par exemple, l’article 6 fait l’objet d’une violente foire d’empoigne, à l’instigation de la réaction, pour savoir si oui ou non le "takfir", l’interdiction de l’accusation d’apostasie y figurera… dans un article 6 s’apparentant déjà à un galimatias verbeux qui voit l’État garantir tout et son contraire (la liberté de culte, de conscience, les sacrés, la religion, bref... ).

    Hoquets de l’Histoire ? Épisodes « normaux » d’une phase post-révolutionnaire ? Nous verrons.

    En attendant, aucune Tunisienne ne fume dans la rue (en dehors de périmètres très délimités et connus), ce qui est sans doute une bonne chose pour la CNSS (sécurité sociale locale).

    Quant à l’électorat tunisien, il semble se diriger tout droit vers un abstentionnisme massif lors des prochaines élections… le jour où elles auront lieu, qui devrait se situer quelque part entre la semaine des quatre jeudis et le jour de la célébration des gallinacés dentus.
    Plus de place, c'est sans doute tant mieux.

    Cordialement.

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